Quand Jules Ferry libérait les artistes de la tutelle de l’Etat…

Discours de Jules Ferry de 1881

En 1881, sous la Troisième République,  lors de l’inauguration du Salon, M. Jules Ferry, président du Conseil des Ministres prend la parole :

Mesdames et Messieurs,
Bien que nous soyons dans un bâtiment de l’État, l’État est aujourd’hui votre hôte en ma personne, et je tiens à bien le dire et à bien le préciser, ce qui s’est fait cette année n’est pas seulement un essai, c’est à nos yeux une situation définitive et qui se perpétuera.
Messieurs, vous voilà en République vous aussi, et, bien que vous ayez été un peu surpris au premier abord, je crois que vous commencez déjà à vous y accoutumer.
C’est, en effet, un très bon régime, que celui qui consiste à se gouverner soi-même ; vous venez d’en donner la preuve dans des conditions nouvelles, difficiles, mais que je considère, quant à moi, comme absolument satisfaisantes.
On est particulièrement propre, en effet, à vivre en République, quand on est, comme vous, une élite intellectuelle assez nombreuse, assez fortement constituée pour avoir un idéal élevé et pour faire passer, avant les visées particulières et avant les intérêts privés, les grands intérêts de l’Art français.
Vous avez essayé de ce régime, et vous avez montré du premier coup, que vous en étiez capables. Vous aviez à élire un jury sur les bases d’un suffrage, le plus large et le plus étendu qui ait encore été expérimenté. Qu’en est-il sorti ? Une assemblée qui comprend les plus respectés parmi les anciens et les premiers parmi les jeunes, et, du premier coup, votre suffrage universel a su mettre la main sur les meilleurs, dans tous les ordres et sans distinction d’école.
Puis, vous avez eu à décerner des récompenses, ou, du moins, vos élus, ces élus d’un choix si spontané et si excellent, ont eu à décerner des récompenses… Qui ont-ils choisi pour le placer au premier rang? Ils ont donné leur plus haute couronne à la grande tradition du grand art décoratif, au plus brillant représentant qui soit parmi nous de la grande école florentine, à Baudry !
Ce sont là, pour des premiers pas, des pas virils, et véritablement nous méconnaissions, à la fois et l’idée que nous nous sommes faite du rôle de l’État vis-à-vis des beaux-arts, et le grand exemple que vous venez de donner, si nous considérions comme une simple expérience ce qui est, je le répète, un régime définitif. Oui, Messieurs, nous avons abdiqué pour tout de bon, abdiqué pour jamais. Ce n’est pas là la fausse abdication de Charles-Quint, s’enterrant vivant au monastère de Saint-Just ; c’est une abdication définitive, j’ai l’honneur de vous le signifier.
Il faudra donc désormais et à tout jamais faire vos affaires, en matières d’expositions, comme vous les avez faites cette année, car nous ne voulons plus en reprendre le gouvernement. Non pas qu’il nous fût incommode : mais il reposait sur une base essentiellement fausse, et l’on voyait plus clairement, d’année en année, ce qu’il y avait de contradictoire au fond de cette organisation. Qu’était-ce, en effet, Messieurs, qu’un jury, élu pour la plus grande partie, maître des récompenses et des admissions, maître du placement des ouvrages, puisqu’il donnait des numéros… Qu’était-ce qu’un jury élu, ayant la puissance de fait et n’ayant pas la responsabilité qu’il laissait tout entière à l’État.
Ne valait-il pas beaucoup mieux se résoudre à ce que nous avons fait, à ce que le Conseil supérieur des Beaux-Arts, après une longue et sérieuse discussion, a posé en principe ?
Le rôle de l’État n’est pas de faire les affaires des artistes ; le rôle de l’État n’est pas d’être votre ménagère, Messieurs ; vous devez régler vous-mêmes vos propres affaires. Le rôle de l’État est exclusivement un rôle d’enseignement et un rôle d’encouragement. Il doit bien concevoir et bien définir ce rôle d’encouragement : qu’il se garde bien d’encourager les fausses vocations, de multiplier les médiocrités besogneuses ; la séparation que nous avons faite a précisément pour but de couper court, en enfermant l’État dans sa véritable fonction, à des abus sur lesquels je n’insiste pas. »

Tant que l’Etat a tenu parole, Paris fut la Capitale des arts, le succès de la fameuse « Ecole de Paris » se déroule pendant cette période bénie où l’Etat laisse les artistes se gouverner eux-mêmes. Dans les années 1970, la  reprise en main du milieu de l’art sera facilitée par la vague du « retour à l’atelier »… Un Etat tout puissant va régner sur des artistes isolés… via, entre autres, ses « inspecteurs à la création artistique »sic. A suivre.

Publié dans Archive du musée Tagués avec :