Quand le financier prend la place de l’artiste

réédition Mirages Sourgins Si les artistes se sentent en exil en France, c’est en partie dû à l’émergence d’un « Art financier ». En 2005, lors de la parution de « Les mirages de l’Art contemporain », Christine Sourgins avait délibérément laissé en suspens la financiarisation de l’art qui n’en était qu’à ses débuts. En 2018, devenu un classique sur ce sujet,  son livre ressort avec une partie supplémentaire, « Brève histoire de l’Art financier », qui décrit comment cet Art dit contemporain est passé des spéculations intellectuelles aux spéculations financières et comment, loin d’être un simple affairisme, il cautionne l’esthétisation de la marchandisation du monde.

Quand le financier prend la place de l’artiste

Extrait du livre de Christine Sourgins « Les mirages de l’Art contemporain » (Editions La Table Ronde) page 251-52.

Le financier est si puissant dans l’AC qu’il arrive que ce soit lui, l’artiste véritable. Le coréen Ahae réalisa un million de photos en deux ans à travers une seule fenêtre, la sienne : il est inconnu d’Artprice, or surprise, en 2010 il obtient une première rétrospective aux Tuileries, évidemment intitulée « De ma Fenêtre ». La préface du catalogue est signée par Henri Loyrette, alors président du  Louvre. En  2013, le coréen expose à l’orangerie du Château de Versailles. La clef du mystère ? Ahae est un riche mécène qui a versé 1,1 million d’euros au fonds de dotation du Louvre, presque autant à Versailles et les fonctionnaires culturels sont aux petits soins jusqu’à ce qu’on découvre qu’Ahae est Yoo Byung-eun, homme d’affaire condamné pour escroquerie, gourou d’une  secte et propriétaire du ferry mal entretenu qui a coulé en 2014 : le mécène du Louvre, un escroc criminel  !

Thierry Ehrmann est millionnaire, juriste de formation, président d’Artprice, qui revendique d’être « la plus grande banque de données d’informations sur le marché de l’art au monde ». Il s’est autoproclamé artiste. A Saint-Romain-au-Mont-d’Or près de Lyon, il a transformé un relais de poste du XVIIIème siècle en Demeure du Chaos avec pour légitimation les poncifs de l’AC : une œuvre  réussie ouvre une crise ; destruction vaut création ;  « le Chaos c’est la vie, l’ordre, c’est la mort » etc. D’où une esthétique du pire, entre Halloween et ruines « Ground zéro », pimentée de sigles terroristes, Farc, Khmers rouges, Hamas… et d’allusions ésotériques. Au cœur de la Demeure, le centre nerveux de l’empire Artprice entreposé dans des armoires métalliques : plus de 450 000 manuscrits et catalogues de vente, un fond unique au monde, de 1700 à nos jours. Des allures de coffres bancaires pour cet œil du cyclone où l’ordre règne : grâce à ce trésor de documentation, Ehrmann détient l’information d’où il tire sa puissance financière. Au dehors, les effigies de Ben Laden, Hitler, Himmler voisinent allégrement avec celles de Voltaire, Sartre, Schopenhauer, Foucault, Debord, Malraux, Duchamp, Warhol, Breton, Artaud, Beckett, Pasolini, ou… le  Père de Foucault ! En guerre avec la mairie qui voudrait appliquer la loi de préservation du patrimoine, Ehrmann aurait déjà dépensé plusieurs  millions d‘euros pour sa Demeure : le chaos est devenu un produit de luxe !

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